Une odeur d’amour empoussiéré
C’est au bout du monde. Là-bas, tout en haut. Trois volées d’escaliers en bois qui craquent. Cela fait tant de bruit que ça ne passe pas inaperçu ! Mais ce n’est pas grave : aujourd’hui elle est seule dans la maison. Elle quitte les odeurs chaudes et familières d’en bas. Elle monte. Ça devient froid et mystérieux. Alors elle hésite un peu. Elle n’aime pas quand c’est froid. Elle a un peu peur du mystérieux. Mais elle continue. Les escaliers rouspètent de plus en plus. Là, la porte. Et sur la porte une grosse clé. Elle l’empoigne, la tourne, ce n’est pas facile, mais elle y arrive. Et d’un seul coup, ça lui souffle à la figure une haleine de moisi, une odeur de renfermé, d’abandon, de vieux sommeil.
Qui donc habite ici depuis si longtemps sans voir le jour, sans respirer le soleil ?
Une tabatière bancale enduite de peinture noire, occulte la lumière. Ça sent des kilos d’obscurité. Ça sent des tonnes de poussière. Justement sur ce meuble-là, elle déplace prudemment une tonne de poussière du bout d’un doigt prudent. Elle tousse. Une quinte qui ne s’arrête pas. Elle a envie de s’asseoir sur le lit aux armatures en fer, de s’enfoncer dans l’édredon de dentelle, figé par le temps. Mais elle sait bien que c’est risqué, que les ressorts du matelas mordent les fesses. D’ailleurs elle n’est pas venue pour dormir. Elle est venue pour réfléchir. Et aussi pour rêver… Rêver devant le tableau qui sourit depuis si longtemps sur le mur de cette petite chambre mansardée.
Elle s’approche doucement, pour ne pas effrayer les beaux yeux qui regardent fixement. C’est amusant, quand on se déplace à gauche, à droite, les yeux suivent à gauche, à droite. Elle s’approche doucement et caresse la joue de la belle Dame. Puis elle regarde, et cela fait comme des petits picotements dans la poitrine. Alors elle respire très fort pour reprendre son souffle. Puis elle approche les lèvres du tableau. La joue de la belle Dame a une odeur de grand-mère… une odeur d’amour empoussiéré.
T’aimer en cachette, t’embrasser en cachette, belle Dame dont les yeux suivaient avec tendresse l’enfant que j’étais. Rendez-vous silencieux, mais rendez-vous quand même, quand la maison était vide et que nul ne s’inquiétait de mes escapades là-haut pour te rejoindre.
N’as-tu pas senti sur tes joues un peu trop blanches, les baisers prudents que je te donnais en espérant allumer ta présence auprès de moi ?
Photo Coumarine
extrait de "L'enfant à l'endroit, l'enfant à l'envers" Nicole Versailles, Ed Traces de Vie, 2008