Frites-boulettes-sauce tomate
Il pique et repique les aliments dans son assiette. cela fait de gros tas.
Il porte la fourchette à la bouche, enfourne les morceaux goulument, les pousse entre les dents en se servant de sa fourchette.
A chaque bouchée, il se penche en avant, parce que la fourchette est bourrée d'un amas disparate. Il se penche pour ne pas perdre ce qui se trouve sur sa précieuse fourchette, en équilibre instable. Il se penche parce à chaque fois tout risque de s'effondrer, de retomber platch dans son assiette. D'ailleurs, c'est arrivé. Une fois, deux fois. Mais il ne se décourage pas, il repique et réenfourne le tout en se penchant. Danse étrange et régulière de son buste. En rythme...
A-t-il donc si faim qu'il lui faut manger sans perdre une seconde? Oui il doit être mort de faim, et c'est pour ça qu'il se penche pour engouffrer au plus vite sa ration de bouffe...
Il est 17heures dans un self service d'une grande surface. Je viens de loin, j'attends l'heure de me rendre à l'atelier que j'anime à Marche en Famenne. Je suis inquiète: le brouillard se densifie. Après l'atelier je dois faire 110 kilomètres pour rentrer chez moi...je suis inquiète...un peu...
Je regarde à nouveau le type qui mange, cela me distrait.
Les hauts parleurs tonitruent leur bruit à musique. Des voix hurlent et m'agacent les nerfs.
Que fait cet homme seul dans ce restaurant à manger à 5 heures du soir des boulettes sauce écarlate, frites, moutarde et Cie?
Seul.
Il pense à quoi en mangeant à ce point précipitamment?
Peut-être n'a-t-il pas mangé ce midi?
Peut-être vient-il manger ici après son travail parce que personne ne l'attend chez lui?
Mais ici non plus, à part moi et un couple avec un chien aux yeux qui mendient, il n'y a personne.
Personne. Sinon le bruit à musique. Dans les hauts-parleurs qui parsèment le plafond du resto
Juste derrière, pas loin, mais difficiles à situer, on entend des éclats de rire. Cela se passe dans la cuisine sans doute: il faut bien rire de rien, de pas grand chose pour oublier les grandes choses qui font mal, et qui empêcheraient de manger quand on y pense trop. Ou alors qui conduiraient à manger boulimique, comme cet homme qui continue à se pencher sur ses bouchées de frites-boulettes-sauce tomate, qu'il enfourne à une vitesse incroyable. Danse absurde...
Il a fini. Déjà! Il range le plateau, il met son manteau, il sort dans la nuit, s'enfonce dans le brouillard.
Et moi, je rassemble mes affaires, je range mon plateau (juste un thé), je mets mon manteau, je sors dans la nuit, m'enfonce dans le brouillard et je vais là où m'attendent courageusement les participants à l'atelier que j'anime.