Un certain Gouri
Sur la longue table, un seul verre de Saint-émilion...
Elle le lorgne avec gourmandise, s'en délecte à l'avance, tourne sa langue sept fois dans sa bouche, non qu'elle s'apprête à dire un mensonge comme on pourrait le croire. Non. Ce n'est pas une menteuse. C'est une goûteuse. Et elle goûte déjà la saveur corsée de ce petit Saint-émilion, qui s'offre impudent à la caresse de sa langue.
Elle se met donc en position de baiser, d’amante gourmande et s’approche de la table où rien que pour elle, le verre de Saint-émilion s’est habillé d’un costume de fête rouge. La table tout entière s’est réservée pour lui : elle est vierge d’assiettes, de couverts, de nourriture sophistiquée et délicate. Seul sur une nappe amidonnée, le verre rescapé des agapes de la journée l’attend, tout vibrant déjà du baiser qu’elle s’apprête à lui donner.
Elle s’approche pas à pas, tranquille mais possédée par l’ardeur, son feu est intérieur, nul ne le soupçonne. Le face à face est inéluctable. Elle s’approche. Sa langue se prépare déjà et son ventre, oh ! surtout son ventre! L’effervescence s’est emparé de lui, l'embrase dans de brûlants préliminaires. On pourrait croire qu’elle jouit déjà. Elle tend la main vers le verre tentateur qui l’appelle de toute sa moelleuse gaieté rouge. Le moment est proche où elle saura. Où elle saura ce que c’est. Un verre. Qui déborde d’amour. Un verre rempli presque à ras bord d’un Saint-émilion grand cru 1995.
Le noir soudain. Dans l’obscurité le cœur palpite plus fort encore. Tout s’est éteint. Tout s’immobilise et pèse. Tout se statufie. Elle trébuche sur son geste d’amante. Elle tombe à genoux aux pieds de la table. Elle a peur, pressent qu’il se passe quelque chose. Elle a envie de crier, de sortir l’angoisse à pleine voix. Elle crie, hurle à la mort. Les démons du noir et de la nuit lui brutalisent les oreilles. Elle sombre et part dans un cauchemar dont il n’est pas sûr qu’elle sortira jamais… Les chars, les maisons incendiées, les jeunes filles qui hurlent... oh! taisez-vous, je vous en prie, taisez-vous...
La lumière revient aussi soudainement qu’elle s’en était allée. Hébétée, elle se relève douloureusement, se frotte les tempes, puis ses genoux endoloris. Se demande ce qu’elle fait là aux pieds de cette table vide de tout, dans une attitude de prière ou d’amante suppliante. Et la mémoire lui revient de plein fouet aussi pointue qu’une flèche qui atteint sa cible. Et là, elle voit de tous ses yeux, de toute sa bouche, de tout son ventre. Elle voit ce qu’elle ne voit plus : il n’y a plus aucun verre, plus de Saint-émilion…
A ses côtés, un petit homme tordu quoique tout en muscles ricane en avalant la dernière gorgée du vin précieux. Puis, dans un grand éclat de rire moqueur, il fracasse le verre à ses pieds. Celui-ci explose violemment en mille éclats stupéfaits.
L’homme s’appelle Gouri. C’est un haut gradé, arrivé ce soir dans le plus grand hôtel de la ville. Deux jours de permission. De permission de sa guerre. La Géorgie. Rouge sang. Rouge vin. Il a bien mérité un bon verre de Saint-émilion gorgé du soleil et de la convivialité française ! Et pas cette soiffarde venue d'on ne sait où, qu’il s'est amusé à observer avant la panne de courant, surveillant le moment où il lui piquerait le verre qu’elle s’apprêtait à boire.
Maintenant, il se lèche les babines pour la suite des festivités : qui a bu…fera l’amour. De force évidemment ! La géorgienne n’a qu’à bien se tenir.. !
N.V.