2. Une bonne soupe de légumes (presque) frais
Elle s'affaire à la cuisine, faut que le repas soit prêt à l'heure: à 19h trente il a dit qu'il voulait manger!
C'est qu'il a la colère rapide. Et quand ses mains ne sont pas baladeuses, elles se mettent à cogner à droite à gauche, sur le visage ou sur le ventre.
Elle se dépêche tellement qu'elle en oublie de saler les pommes de terre. C'est malin faut surtout pas oublier de saler les pommes de terre. Et de poivrer l'omelette. Du poivre, beaucoup de poivre. Il a besoin de piment dans sa vie. Du poivre à défaut de travail. Oui, il a dit comme ça que cela ne sert à rien de chercher encore, qu'il n'y a plus de travail pour les hommes de son âge.
C'est ce qu'il dit. Mais elle ne le croit pas. Il a plus envie de se bouger le cul, voilà tout. Voilà ce qu'elle croit. Plus facile de rester planqué à regarder sa vie partir en fumée devant une TV débile qui hurle ses bêtises clignotantes à longueur de journée. Comment il peut regarder comme ça ces programmes à la con? Parce que pour prendre un aspirateur, faut pas compter dessus. Il n'a pas le temps qu'il dit! Et puis, parait que c'est son travail à elle! Oui, mais son travail c'est de bosser dans les bureaux de l'administration communale du bout de la ville: nettoyer les crasses des autres, ah pour ça, elle est la meilleure. Les gens sont sales, c'est pas croyable. Elle ose pas dire ce qu'elle trouve parfois dans les corbeilles des patrons, ou dans leur toilettes privées...enfin, si on peut parler de toilettes...
"Bon c'est prêt?" qu'il lui crie entre deux bouffées de cigarette. C'est ça, elle entend à sa voix qu'il a bu. Ça promet! Chaque jour un peu plus. Sainte mère de Dieu, faut qu'elle accélère, il est presque 19h trente..
Ça sent bon la soupe de légumes presque frais. Du sel, faut pas oublier. Et du poivre, tiens encore une rasade. Elle a pas envie qu'il gueule ce soir. Elle est sur les genoux, crevée, morte. Juste besoin de son lit.
"Bon c'est prêt" elle dit et elle dépose lourdement la casserole sur la table. Elle remplit son assiette. Deux louches pleines, c'est sa ration, ni plus ni moins, sinon il gueule.
Il ne vient pas. Il devient sourd, on dirait, manquerait plus que ça.
"C'est prêt" elle redit, plus fort avec de l'impatience dans sa voix. C'est bien son tour d'être énervée.
"Bon tu viens ou tu viens pas?" elle redit encore une fois. Sa voix a monté d'un cran. Un cran carrément exaspéré. Il exagère. Il ne sent pas comme ça sent la soupe? La bonne soupe du soir, la soupe de légumes frais? Rien que de la santé dans l'assiette du pauvre? Faut ça quand on travaille dur! Et il travaille dur devant la TV tous les jours!
Elle ose pas commencer à manger sans lui. Mais sa soupe refroidit. Elle aime pas manger sa soupe froide. Lui non plus d'ailleurs, elle devra tout réchauffer, non mais pourquoi il vient pas?
Elle crie fort cette fois: "c'est prêt!" Elle n'ose pas dire que ça refroidit. Elle le pense seulement. La Télé braille ses trucs stupides: qui veut gagner un million d'euro? Mais elle bien sûr, est-ce que ça se demande?
Elle ne sait pas encore qu'elle mangera sa soupe seule désormais. Sans sel. Sans poivre. Et sans coups...
Photo de Jim Sumkay